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Publié par Scientifique

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Le glaciologue Claude Lorius démontre que l’homme est devenu un «géo-ingénieur» climatique aussi puissant que les forces géologiques, et annonce l’anthropocène, l’ère de l’homme

 

Observer une glace millénaire transformer son whisky en boisson pétillante peut conduire droit à Matignon. Pour un tête-à-tête avec le Premier ministre en exercice, Michel Rocard donc, puisque la scène se situe en 1987.

La vie de Claude Lorius, 78 ans, narrée dans Voyage dans l’anthropocène, offre ainsi de formidables raccourcis pour penser l’avenir de l’homme sur une planète en transformation raide… du fait de l’homo faber, le successeur de sapiens. La parabole du whisky et du Premier ministre «est authentique», s’insurge le scientifique devant le soupçon d’avoir inventé cette trop belle histoire à des fins de communication. Eté austral 1965. Claude Lorius se trouve en Antarctique, une nouvelle fois puisque son premier hivernage - légendaire, à trois dans la station Charcot - remonte à 1957, «l’Année géophysique internationale». Un soir, fourbu, le glaciologue grenoblois fait la pause whisky avec Bill Budd, un collègue australien. La journée fut rude. La glace forée à 100 mètres de profondeur et donc vieille de plusieurs milliers d’années, se fait récalcitrante et le carottier peine. Dépit, défi… d’un geste en rupture avec la minutie et le sérieux sans lesquels ces expéditions scientifiques en milieu hostile peuvent rapidement virer au drame, ils jettent quelques glaçons pris au fond du forage dans leurs verres. Un fort crépitement s’en échappe alors, avec moult bulles. Cette glace, formée par compression de la neige, a emprisonné l’air dans lequel se sont formés les flocons. Brusquement libéré, cet air donne un air de champagne au whisky… et une idée lumineuse à Claude Lorius. Et si on analysait ces bulles, témoins probables du passé climatique de la planète ?

Le «courant passe»

Vingt-cinq ans après, le 1er octobre 1987 - en sciences il faut savoir patienter -, la revue Nature fait sa une sur trois articles issus de cette idée. Une équipe internationale (1) démontre alors les relations entre l’évolution du climat, suivi grâce aux températures de formation de la neige devenue glace, et les gaz à effet de serre (gaz carbonique et méthane) dont ils mesurent la teneur dans l’air. Et ceci sur les derniers 160 000 ans. Soit notre ère chaude, l’ère glaciaire et l’ère chaude précédente. Cette découverte, qualifiée par la suite de «corne d’abondance scientifique», prend place dans le faisceau d’indices qui conduit les climatologues à lancer l’alerte : l’homme agit comme un géo-ingénieur collectif. Terriblement puissant mais aveugle, il va transformer le climat planétaire à une vitesse et avec une ampleur que seules les «crises» géologiques cataclysmiques peuvent égaler.

Exemples ? La vitesse à laquelle l’homme fait fondre glaciers de montagne et calottes polaires, échauffe les océans et ainsi élève leur niveau, égale les grandes transitions entre périodes glaciaires et interglaciaires. L’extraction de pétrole, gaz et charbon, passés du sous-sol à l’air sous forme de gaz carbonique, se fait des millions de fois plus vite que la constitution de ces réserves par la nature. La transformation des paysages, des cours d’eau barrés de retenues, de la vie marine, où 90 % des grands prédateurs ont été éliminés en moins d’un demi-siècle, de l’acidification des océans, du couvert forestier… cette géo-ingéniérie ne trouve son équivalent que dans les grandes crises géologiques.

Peu après les publications dans Nature, Claude Lorius est «convoqué à Matignon». Michel Rocard est alors confronté aux discussions qui donneront naissance au Groupe d’experts intergouvernemental (Giec) sur l’évolution du climat, en 1988. Puis à la signature, en 1992 lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro, de la convention climat de l’ONU. Rocard veut s’informer et puise aux meilleures sources. Le «courant passe» entre les deux hommes, raconte Lorius. Et si Michel Rocard endosse aujourd’hui le rôle «d’ambassadeur pour les pôles», et prend soin de décorer Lorius de sa médaille de commandeur de la Légion d’honneur à bord d’un navire au large du Groënland, c’est en écho à cette rencontre à Matignon. Rocard appuiera le projet de création de l’Institut polaire, bras logistique des expéditions et des bases polaires françaises, au Nord comme au Sud. Vingt-trois ans plus tard, l’ancien Premier ministre offre à Claude Lorius une postface où il raconte la véritable histoire, donc cachée, de la révision du traité international sur l’Antarctique en 1989. Il y relate comment, avec la complicité de Robert Hawke, le Premier ministre australien de l’époque, ils ont forcé la main à Mitterrand et, d’un communiqué franco-australien, ont mis un coup d’arrêt brutal et définitif à la tentative de lever l’interdiction de toute activité, autre que scientifique, sur le continent blanc.

Au soir de sa vie, Claude Lorius sait qu’il fait partie des scientifiques dont les travaux ont permis à l’homme de savoir ce qu’il fait. Et que la question n’est pas de leur pardonner d’avoir agi jusqu’alors sans savoir, mais d’agir avec cette connaissance nouvelle qui s’inscrit dans un mot nouveau. Le néologisme anthropocène - l’ère de l’homme - construit sur le mode des noms des époques géologiques (2) veut signifier ce tournant radical dans les relations entre homo sapiens et surtout faber et la Terre. Claude Lorius imagine un lointain successeur qui, dans plusieurs millions d’années étudiera le climat, la chimie de l’atmosphère et des océans, la diversité biologique, l’abondance des espèces animales et végétales du siècle en cours. Il se trouverait devant des transformations si fortes et rapides qu’il conclurait à une «crise géologique»… et sortirait un nouveau nom pour la nommer. Et au cas où toute mémoire humaine se serait évanouie, il serait même bien en peine de dénicher quel mécanisme naturel a pu provoquer un bouleversement aussi fort en aussi peu de temps.

De quand date ce changement d’ère, qui succéderait à l’holocène, l’ère chaude qui démarre il y a 11 500 ans et se stabilise il y a 8 000 ans, ainsi baptisée au congrès géologique international de Bologne en 1885 ? Il y a débat, s’amuse Lorius. Le Nobel de chimie Paul Crutzen, qui a dévoilé le mécanisme détruisant l’ozone stratosphérique au-dessus de l’Antarctique, en proposait une dans son article fondateur paru dans Nature en 2002. Une date plus symbolique que technique : l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784. D’autres estiment que dès la généralisation de l’agriculture, la planète a commencé à changer de manière irréversible. Un prochain congrès international de géologues pourrait décider d’adopter l’anthropocène.«Jusqu’alors, nous avons subi la nature, on s’est défendu contre elle, lance Claude Lorius, désormais notre puissance collective, alors que nous sommes si fragiles comme individus, est telle que nous égalons les plus grandes forces géologiques

Faut-il avoir peur ?

Faut-il avoir peur ? Se penser impuissant devant notre puissance ? Dans son livre, Lorius s’interroge : «La seule question qui se pose désormais à nous, c’est : que voulons-nous faire de ce monde dont nous sommes devenus dans le même temps les fossoyeurs et les gardiens ?» Le scientifique n’ose avancer une réponse, refusant d’endosser le rôle du sage qui, sous prétexte qu’il a découvert le problème, serait apte à en trouver la solution. Tout juste évoque-t-il «l’amitié», en référence à la dimension géopolitique de son aventure polaire et scientifique. Une amitié entre explorateurs et scientifiques russes, français et américains. Elle a permis en 1984, moment d’extrême tension entre l’URSS de Tchernenko et les Etats-Unis de Reagan, de mettre sur pied la coopération entre logistique américaine (avions), foreurs soviétiques et scientifiques français pour acheminer vers les laboratoires européens la glace multimillénaire de la station Vostok. Il y a là une évidence. Dans l’anthropocène, la coopération, et non la confrontation des nations, produira des solutions.

Lorius développe un autre point de vue, moins consensuel. «I nnovation… je ne peux plus entendre ce mot», grommelle-t-il. L’innovation technologique est présentée comme la pierre philosophale, la réponse aux défis. Le gouvernement défend cette idée, prétend qu’il mobilise des moyens sans précédents pour soutenir la recherche… celle qui conduit à l’innovation technologique et à des «produits» pour le marché. Avec comme outil symbole, un crédit d’impôt recherche qui approche les 5 milliards cette année et récompense tout effort d’innovation des entreprises, quel qu’il soit. Soigner le mal par le mal, en quelque sorte. Lorius ne suit pas cette piste. La science «ne peut nous sauver », dit-il, même si elle doit participer à la recherche de solutions.

(1) Jean Jouzel (Saclay), Dominique Raynaud et Jérôme Chappelaz (Grenoble) y jouent le rôle principal. (2) La géologie divise le temps en éons, ères, périodes, époques et étages.

 

http://www.liberation.fr  Par Sylvestre Huet


 

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