Des yeux dans le ciel américain
Il y a drones et drones. D'un côté, les engins de guerre manœuvrés par la CIA et l'armée américaine, emblèmes de la lutte antiterroriste et responsables de la mort de plusieurs milliers de personnes, au Pakistan ou au Yémen. Ceux-ci sont devenus tellement communs que le président des Etats-Unis, Barack Obama, vient de créer une "médaille de valeur" pour leurs pilotes, qui, si l'on en croit le Pentagone, souffrent aussi de stress post-traumatique, bien qu'ils se contentent de faire la guerre dans des bureaux de Floride ou d'Arizona.
Et il y a les drones civils, de plus en plus répandus, comme celui sur lequel on tombe au fin fond d'une route enneigée du Colorado. L'engin est rangé dans les locaux du "Spaceport" d'Aurora, l'aéroport de l'espace d'où partiront les navettes commerciales dès qu'elles seront prêtes et que la Federal Aviation Agency (FAA), l'agence qui réglemente l'aviation, aura donné son agrément. Il est lisse et plat comme un requin et transmet des images à l'ordinateur qui est derrière vous pendant que vous fixez innocemment son ventre gris.
Le squale appartient à un ingénieur doté d'un fort accent écossais, Peter Gray (qui se trouve avoir travaillé chez Thomson-CSF à Paris et avoir une maison en Dordogne ; le monde est petit). Il a une portée de 75 km et pourra servir à surveiller des pipelines ou aider à la cartographie digitale, assure son "papa". Mais pour l'instant, l'ingénieur fait surtout de la formation. Les drones civils ont beau avoir l'air de jouets, encore faut-il apprendre à les diriger.
SURVEILLER TOUT CE QUI BOUGE
Plus d'un millier de compagnies – de la start-up de Peter Gray, Strategic Simulation Solutions, aux plus grands sous-traitants de l'armement – se sont lancées dans l'industrie du "véhicule aérien sans pilote" (UAV), en prévision de l'explosion du marché. Selon la FAA, plus de 10 000 drones civils seront en circulation avant 2020 (à titre de comparaison, le Pentagone, qui avait une flotte de 50 UAV il y a dix ans, en possède maintenant 7 500). La technique étant disponible, il est tentant de surveiller tout ce qui bouge : la faune, les embouteillages, les clandestins qui franchissent la frontière. A se demander comment on a pu vivre si longtemps sans faire voler les robots.
Tout le monde veut ses drones : les compagnies d'électricité, pour surveiller les lignes ; les agriculteurs, pour savoir quelles cultures arroser ; les fermiers, pour compter leurs vaches, les promoteurs immobiliers, pour jauger les propriétés, la National Football League, pour filmer la mêlée d'encore plus près... Jusqu'aux écoles de journalisme, dont deux (dans le Missouri et le Nebraska) ont commencé à enseigner l'utilisation des drones aux fins d'information.
Pour l'instant, le ciel américain n'est pas ouvert aux drones privés. Seules 345 institutions publiques (universités, polices locales) ont reçu à titre expérimental la permission d'envoyer leurs engins surveiller l'Amérique. Le shérif de Mesa County, par exemple, une zone largement désertique de l'ouest du Colorado, ne se déplace plus sans son Falcon, un engin d'une envergure de 2,5 mètres, doté de deux caméras dont une à infrarouge, le tout en moins de 4,5 kg.
Mais sous la pression du Pentagone et des sous-traitants de l'aviation (qui voient avec désolation les budgets militaires se réduire), le Congrès a ordonné à la FAA d'ouvrir l'espace aérien aux véhicules sans pilote avant octobre 2015. Le 14 février, elle a lancé la procédure de sélection des six régions pilotes où les vols vont être bientôt autorisés. Des candidats se sont présentés dans trente Etats.
UN BIG BROTHER DES AIRS
Pour les défenseurs de l'industrie, comme Peter Gray, il serait dommage que les Etats-Unis ne se positionnent pas à la pointe d'une industrie qui va rapporter des dizaines de milliards de dollars tout en permettant de lutter contre les incendies de forêt ou de retrouver des randonneurs égarés. Ce n'est pas l'avis des défenseurs du respect de la vie privée, qui agitent le spectre d'un Big Brother des airs. Grâce aux technologies testées dans l'armée, les drones peuvent écouter les conversations téléphoniques, reconnaître les visages, lire les plaques minéralogiques...
Une vingtaine d'Etats préparent déjà des lois limitant l'usage des UAV. Le principe : pas de survols policiers sans "cause probable" d'infraction. Et pas de gaz lacrymogènes ou autres armes éventuelles au-dessus des têtes des Américains. Le représentant républicain du Texas Ted Poe, qui a proposé un projet de loi interdisant les survols sans mandat judiciaire, a agité l'épouvantail orwellien. "Que nous le voulions ou pas, les drones vont arriver. Nous ne saurons pas ce qu'ils observent, quel est leur but et qui les envoie."
Le débat est lancé. Qui a le droit de survoler quoi ? Avant l'aviation, le droit de l'espace était régi par le principe romain "cujus est solum ejus est usque ad coelum" ("qui possède le sol possède les cieux"), rappelle un rapport de l'organe de recherche du congrès (CRS). L'argument a prévalu jusqu'en 1946, lorsque la Cour suprême a solennellement établi qu'il n'avait plus de pertinence dans un "monde moderne" sillonné d'avions.
En sera-t-il de même pour les drones ? Il est peut-être déjà trop tard pour s'opposer à leur libre circulation. Comme le dit l'un des spécialistes du secteur, Kimon Valavanis, qui dirige le laboratoire sur les drones de l'université de Denver, "dès lors que vous avez un téléphone portable, c'en est fini de votre vie privée".