Il y a un vrai problème autour de la capacité des Etats en développement à réduire la déforestation
Xyz : Qui est responsable de la déforestation en général ? Des agriculteurs locaux ? Des multinationales privées ? Des entreprises d'Etat ?
Plus précisément, disons que la petite agriculture correspond à environ un tiers à la moitié à la déforestation. Plus en Afrique, moins au Brésil. L'agriculture industrielle contribue à entre 30% et 40% du problème. Mais c'est rarement un facteur qui tout seul contribue à la déforestation. Il y a souvent association de différents facteurs, notamment l'exploitation du bois et l'agriculture.
Earvin N : Pourriez-vous nous donner des chiffres sur la déforestation en Europe et dans le monde ?
Il y a 13 millions d'hectares de forêts qui disparaissent chaque année, en moyenne, dans la dernière décennie. Derrière, il y a des reboisements et également une reconstitution naturelle d'un certain nombre de forêts. Ce qui fait qu'au total, si on regarde la déforestation nette, on va avoir, sur la période 2000-2010, une perte nette d'environ 5,2 millions d'hectares.
En Europe, et dans la plupart des pays développés, on a au contraire une extension des surfaces de forêts. Ce phénomène commence également à se manifester dans certains pays émergents. Notamment la Chine. La Chine continue à perdre des forêts naturelles, mais l'effort de plantation est très important, donc la Chine voit sa surface forestière augmenter régulièrement.
Ce chiffre de 13 millions d'hectares de déboisement annuel moyen est élevé car il se concentre dans un petit nombre de pays. Essentiellement l'Indonésie, le Brésil et un certain nombre de pays africains.
Toubal Wissam : Les conséquences de la déforestation sont-elles irréversibles ? Pour l'éviter, doit-on rendre nos forêts plus productives MAIS sans abattre les arbres ?
Tout dépend de quels services environnementaux nous parlons, à savoir ce que la forêt produit, directement ou indirectement, et qui est essentiel pour les humains. La diversité biologique est un service environnemental qui, très souvent, n'est pas remplaçable, pas substituable, parce que ce que nous risquons de perdre dans les forêts tropicales n'est pas quelque chose que nous pouvons reproduire par des moyens artificiels.
En revanche, le bois peut être produit de manière artificielle, à travers des plantations. Rendre les forêts plus productives sans abattre les arbres, je le traduis par : considérer que la production n'est pas seulement une production de bois, mais une production de services environnementaux, dont la diversité biologique, le stockage du carbone, et d'autres fonctions importantes.
Claudine : Les Nations unies proposent de créer un mécanisme financier baptisé REDD pour récompenser les pays qui préservent leurs forêts. Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le REDD ? Que peut-on en attendre ?
REDD – réduction des émissions issues de la déforestation et de la dégradation – est un mécanisme qui vise à rémunérer les pays qui freineraient leur rythme de déforestation. Ce mécanisme est encore en négociation et il se heurte à plusieurs difficultés. L'un des problèmes, c'est de se mettre d'accord sur ce que signifie réduire la déforestation. Est-ce que l'on réduit par rapport à la déforestation passée ? Ou par rapport à une prévision de déforestation future ?
L'autre problème est de savoir si ce mécanisme fera partie du marché du carbone ou s'il en sera indépendant, c'est-à-dire s'il sera nécessaire de constituer un fonds international de lutte contre la déforestation. Il y a beaucoup d'autres problèmes qui empêchent la négociation d'aboutir. L'un des problèmes est de savoir ce que c'est qu'une forêt. Est-ce que les plantations, par exemple, de palmiers à huile, peuvent être considérées comme des forêts ?
L'ensemble de ces problèmes fait que la négociation ne parvient pas à avancer pour déboucher sur un mécanisme opérationnel.
Htepagn irruop : Avez-vous une idée du montant que pourraient représenter ces primes pour "déforestation évitée" ?
Il faudrait de toute façon, quelle que soit l'architecture finalement adoptée, c'est-à-dire un fonds ou le passage par le marché, mobiliser plusieurs dizaines de milliards de dollars par an pour aider les pays tropicaux à mettre en œuvre des politiques et des mesures nécessaires pour réduire la déforestation. L'ONU propose un fonds vert qui serait alimenté à hauteur de 100 milliards de dollars et qui pourrait préfigurer ce que serait un fonds destiné à aider les pays à investir pour réduire la déforestation. Mais ce fonds n'a pas aujourd'hui de mécanisme pérenne de financement.
Jacques H. : Pourquoi faudrait-il payer les Etats pour qu'ils cessent de dégrader ce qui constitue un bien commun ?
Earvin N : Cette possibilité de payer les pays luttant contre la déforestation semble une bonne idée. Mais cela ne pourrait-il pas avoir un effet pervers avec des possibilités de "chantage" ?
Les pays du Sud veulent, très légitimement, se développer, et ce sont souvent des pays agricoles. Et leur argument est que les pays du Nord ont suivi en leur temps la même trajectoire : ils ont construit leur développement et leur industrialisation sur la consommation de leurs ressources naturelles, notamment les forêts. Il est donc légitime que ces pays revendiquent d'emprunter le même chemin et que cela suppose que nous leur proposions des alternatives et des compensations.
L'ambiguïté vient du terme "payer". S'il s'agit de récompenser des pays, je pense que nous risquons de nous exposer à un ensemble d'effets pervers, dont le chantage écologique. En revanche, si par "payer" on entend investir avec les gouvernements des pays du Sud pour les aider à transformer leur agriculture, à clarifier leur régime foncier, à améliorer leurs institutions et à faire respecter les lois, nous pouvons avoir des accords efficaces.
Julien : Ne pensez-vous pas qu'à l'heure actuelle, les projets REDD profitent davantage financièrement au Nord qu'au Sud ? L'établissement de scénarios de référence, la validation "scientifique" de ces projets est menée par des cabinets privés ou semi-privés implantés dans les pays développés. Ne sont-ils pas les principaux gagnants des mécanismes REDD quand on voit leur coût ?
En effet, aujourd'hui, REDD est une excellente affaire, d'abord pour les experts. La technicité requise pour mesurer le carbone, élaborer des scénarios de référence, etc. est l'apanage des bureaux d'études des pays industrialisés, à l'exception du Brésil.
D'ailleurs aujourd'hui, les pays du Sud se plaignent que les transferts effectués pour la préparation de REDD bénéficient finalement beaucoup plus aux acteurs économiques du Nord qu'à leur propre pays. Quant aux paysans et aux communautés locales, bien peu leur parvient jusqu'à présent.
NMetro : Comment faire en sorte que les communautés locales (agriculteurs en général), qui seules peuvent garantir que la déforestation est véritablement évitée, bénéficient de ces financements, autrement dit que ces derniers ne se perdent pas dans les rouages administratifs en cours de route ?
Cela suppose d'abord qu'il faut payer les acteurs locaux avant de "récompenser" les gouvernements. Faire en sorte que les communautés et les paysans bénéficient de ces transferts suppose de les accompagner dans la transformation de leurs pratiques agraires, afin de leur offrir des alternatives, notamment à l'agriculture sur brûlis. Mais également leur permettre d'avoir une mise en valeur forestière durable de leur écosystème forestier suffisamment rémunératrice. On essaie d'effectuer ces transferts à travers un instrument qui s'appelle les "paiements pour services environnementaux" (PSE).
Ice Berg : Les Etats en développement ont-ils réellement les moyens de faire cesser la déforestation, alors qu'elle constitue une source de revenus importante pour les populations ?
C'est bien ce qui légitime le fait qu'il faudra qu'il y ait des transferts. Le problème des Etats en développement est qu'ils comptent d'abord sur leurs ressources naturelles pour se développer. Nous devons leur proposer des trajectoires économiques de développement différentes, ce qui suppose des transferts à la fois d'argent et de savoir-faire très importants.
Ensuite, il y a un vrai problème autour de la capacité de ces Etats en développement, dont beaucoup sont des Etats fragiles, voire défaillants, d'une part à décider de réduire la déforestation, et d'autre part à mettre en œuvre les mesures nécessaires pour que la déforestation soit réellement réduite.
Nous avons aujourd'hui un exemple de cette difficulté avec l'Indonésie, qui a signé un accord avec la Norvège pour un transfert de 1 milliard de dollars contre la protection de certaines forêts destinées à être converties, et nous voyons aujourd'hui l'incapacité du gouvernement à simplement honorer la lettre d'intention signée avec la Norvège. Cela s'est traduit également par le fait que 3 millions d'hectares de forêts de conversion ont été attribués juste avant la date théorique d'entrée en vigueur du moratoire qui devait intervenir le 1er janvier 2011.
NMetro : Pouvez-vous citer des exemples réussis de paiements pour services environnementaux (PSE) appliqués sur le terrain ?
Il y a des exemples de paiements pour services environnementaux réussis dans le domaine de l'eau. Il y en a moins dans le domaine des forêts, mais aujourd'hui, cet instrument est encore peu développé pour la conservation des forêts.
Raphaël Perotin : une étude récente évoquée par Le Monde daté 5 février ("Les sécheresses minent le poumon vert amazonien") indiquait que certaines forêts mondiales pourraient, sous l'effet du changement climatique, passer de "puits" ou "éponge" à carbone au statut moins enviable de "source". Quel est la réalité de ce risque, et peut-on évaluer à quelle date nous passerons ce seuil ?
Ce risque est réel. Plusieurs études du Hadley Centre britannique avaient déjà indiqué ce risque à la fin des années 1990, et nous avons maintenant des confirmations par des sécheresses répétées en Indonésie en 2005 et en 2010.
Cela veut dire déjà une première chose : on ne peut pas considérer de la même manière des écosystèmes vivants et dynamiques et des émissions de gaz à effet de serre du secteur industriel. Les forêts sont des écosystèmes vivants, qui peuvent être soit des sources, soit des puits de carbone, selon les conditions environnantes.
Vouloir intégrer les forêts dans un marché global du carbone et les mettre sur le même plan que les émissions industrielles n'est tout simplement pas possible, compte tenu de la variabilité associée aux forêts. Maintenant, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas conserver les forêts, car cela ne ferait qu'accentuer la quantité de gaz à effet de serre, et donc contribuer à l'emballement du système climatique global.
Loic : Pensez-vous que les financements REDD doivent être liés à un marché ?
Financer la lutte contre la déforestation par le marché est une fausse bonne idée. Si l'on veut achever de détruire le peu de marché du carbone qui existe, à ce moment-là, il faut mettre la forêt dans le marché du carbone, et là, le prix de la tonne de carbone s'effondrera à coup sûr. Pourquoi ? Parce qu'on peut craindre que la plupart des "réductions" qui feraient l'objet de crédit carbone seraient produites par des scénarios manipulés, et ne correspondraient pas à de réelles réductions des émissions.
D'autre part, les réformes structurelles et les changements qui sont nécessaires dans le secteur agricole dans les pays du Sud ne peuvent être financés par le marché du carbone. Ce n'est pas le marché du carbone qui est en mesure de financer les réformes foncières en Afrique.
Anne-Sophie : J'ai une question sur le label FSC : est-il en mesure d'aider à la limitation de la déforestation ? Est-il vraiment fiable, c'est-à-dire ses critères, dits exigeants, sont-ils réellement appliqués dans des pays où les moyens manquent pour les contrôles ? Est-ce une voie à suivre pour responsabiliser les consommateurs sur des achats de produits contenant du bois ?
Si l'on veut éviter la déforestation, il faut trouver des moyens pour rémunérer ce que j'appellerai une mise en valeur forestière durable. Le FSC finance une gestion responsable d'une forêt exploitée.
Mais la rémunération que peuvent attendre les exploitants grâce à la certification FSC (Forest Stewardship Council) ne fait pas le poids face aux bénéfices qu'un autre acteur peut retirer de la conversion d'une forêt en soja ou en palmiers à huile. Le FSC n'est sans doute pas la panacée, mais il a permis de modifier sensiblement certaines pratiques des exploitants forestiers.
Les concessionnaires certifiés FSC, aujourd'hui, appliquent les lois nationales. Ce qui est déjà un progrès considérable.
Eco Bio : Pensez-vous malgré tout que les pays se mettront d'accord sur un accord climatique d'ici le prochain sommet de Durban en décembre 2011 incluant la REDD+?
Je ne crois pas que nous aurons en Afrique du Sud et dans un avenir proche des accords reproduisant celui de Kyoto en 1997. C'est-à-dire des accords quantifiés avec un système de contraintes et de vérifications internationales accepté par tous. Nous nous orientons beaucoup plus vers un système morcelé, avec des accords sectoriels, bilatéraux, entre pays, entre régions et provinces, et des engagements multiformes.
Je pense que REDD aura beaucoup de mal à être opérationnalisé dans sa forme initiale et originelle. En revanche, on voit déjà se multiplier un peu partout dans le monde des projets REDD qui sont articulés avec le marché volontaire du carbone, ou avec des fonds d'aide publique au développement, ou d'aides bilatérales. Donc je ne pense pas qu'à la conférence de Durban nous puissions avoir un mécanisme REDD opérationnel tant les oppositions entre les acteurs sont importantes.
En revanche, REDD existe déjà comme un ensemble d'initiatives plus ou moins connectées entre elles, et basées sur des projets ou sur des accords bilatéraux de type Norvège-Indonésie ou Norvège-Brésil.
Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad)
Le Monde.fr