« Keur Serigne Bi », pharmacie à ciel ouvert
A Dakar, une grande maison, située en plein centre ville, est connue comme étant un haut lieu de la vente illicite de médicaments. Malgré les risques pour la santé des populations, cette maison surnommée « Keur Serigne Bi » (la maison du marabout en Wolof) propose ses services en toute impunité
Sur l’avenue Blaise Diagne de Dakar, impossible de passer sans se faire arrêter par les courtiers qui proposent toutes sortes de médicaments. Ils ne travaillent pour aucune pharmacie, n’ont jamais mis les pieds à l’école, ne connaissent pas la composition chimique de l’aspirine et ne font pas la différence entre un sirop et un comprimé. Mais ce sont de grands « pharmaciens ». Dans ce haut lieu de l’informel où le mot illégal n’a pas forcément le même sens qu’ailleurs, les médicaments se vendent et s’achètent à prix d’or. On est à Keur Serigne Bi, une grande maison remplie de vendeurs de médicaments.
A l’intérieur de cette maison offerte aux marchands ambulants par un marabout Mouride (une confrérie religieuse sénégalaise), des hauts parleurs distillent des Khassaïdes (chant religieux de la confrérie mouride). La majorité des vendeurs de médicaments de « Keur Serigne Bi » appartient à cette confrérie fondée par SerigneTouba au XIXeme siècle.
Baye Birane est un vendeur de médicament. Visage poupin et le teint noir, Birane est originaire de Diourbel. « Officiant » à Keur Serigne Bi depuis le début des années 1990, Baye Birane refuse d’admettre le caractère illégal de son activité. Selon lui, les médicaments ne sont pas de la contrefaçon.
« Tout ce que nous vendons est licite. Certains médicamentsproviennent de dons que des disciples mouride résidant en Europe collectent auprès des structures sanitaires pour venir en aide aux pauvres ».
La Santé, otage du gain
Dans ce marché spécial, on trouve du tout, il suffit de demander. Une femme d’âge mûr fait son entrée dans l’antre de Keur SerigneBi. Elle est aussitôt assaillie par près d’une dizaine de jeunes hommes qui lui proposent leurs services. Elle tend l’ordonnance à l’un d’eux et, quelques minutes après, la voilà servie. « J’étais venu acheter des médicaments pour ma belle mère. Nous n’avons pas les moyens de les acheter en pharmacie. C’est dix fois moins cher et ça fait le même effet », dit-elle satisfaite d’avoir fait une bonne affaire.
Mais son enthousiasme n’est pas partagé par tous les Dakarois,Yatma, un jeune fonctionnaire, raconte la mésaventure d’une de ses voisines.
« Récemment, une vieille femme est décédée dans mon quartier. Elle souffrait d’hypertension et on lui a vendu, à Keur Serigne Bi, des médicaments pour l’hypotension. Sa tension a augmenté quand elle a bu le médicament. Elle a rendu l’âme quelques minutes après », raconte-t-il.
Pour ce jeune homme, la santé n’a pas de prix.
A Keur Serigne Bi, certains vendeurs font office de receleurs pour les braqueurs de pharmacies. D’autres achètent leurs médicaments chez des médecins véreux et des régisseurs de prison qui en reçoivent pour les prisonniers. Sous couvert de l’anonymat, un vendeur reconnaît qu’il y a un véritable marché parallèle à KeurSerigne Bi. « La nuit, il nous arrive d’acheter beaucoup de médicaments avec des pharmaciens, des fonctionnaires et même dès fois les parents d’un malade décédé nous vendent le reste des médicaments que le défunt n’a pas fini », assure-t-il.
Manque de volonté politique
Face à la recrudescence des braquages contre les pharmacies avec mort d’homme en juillet 2009, l’ordre des pharmaciens a exigé du gouvernement l’interdiction de la vente illicite de médicaments et la fermeture de Keur Serigne Bi. A la suite d’une grève générale des pharmaciens, le Premier ministre a sorti un arrêté interdisant la vente illicite de médicament à Keur Serigne Bi.
Après la mesure gouvernementale, le défunt Khalife général des Mourides Serigne Bara Mbacké avait ordonné à ses fidèles d’arrêter la vente de médicaments et de s’adonner à d’autres activités.
Mais cette interdiction, qui date de 2009, n’a jamais été suivie d’effet. La vente illicite de médicaments continue de plus belle à la « maison ».
Bara Diop, vendeur à Keur Serigne Bi, soutient que leur présence arrange l’État d’une certaine manière.
« Sans nous, les pauvres auraient du mal à se soigner. Nous faisons du social à la place de l’État dont cela devrait être la mission. Personne ne peut nous faire partir d’ici. Seul le Khalife général des mourides, notre guide, a ce pouvoir », conclut-il.