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Publié par Scientifique

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Les meilleurs ne sont pas les plus pathologiques. Une équipe de chercheurs toulousains vient de faire une découverte rassurante sur cette quintessence de la gastronomie française issue du gavage d’oiseaux d’élevage.

 

«Dites, vous nous le ferez bien relire votre article avant de le faire paraître? Ce n’est pas que l’on redoute, bien sûr; mais quand même, avec un tel sujet, vous comprenez…»

Eh oui. Le mythique foie gras ne se prend pas sans pincettes. Les défenseurs des bêtes sont là, qui n’attendent qu’une bévue pour fondre sur leurs proies. Et pourquoi pas l’Ecole normale supérieure agronomique de Toulouse (Ensat) où une équipe d’ingénieurs nourrit depuis deux décennies une solide passion pour les riches organes hépatiques, devenus gras, de certains oiseaux d’élevage? Ceux des canards surtout, les oies (production anecdotique) causant nettement moins de soucis que leurs cousins palmipèdes germains.

 

L’équation posée ne comporte ici qu’une seule inconnue, mais une inconnue de taille: pourquoi certains foies engraissés perdent-ils de leur substance à la cuisson tandis que d’autres restent pratiquement intacts? Anecdotique pour beaucoup la question est d’une importance considérable pour cette branche éminemment française (plus de 20.000 tonnes, les trois quarts de la production mondiale): selon les oiseaux, les pertes peuvent être de 50% pour un foie atteignant en moyenne la livre et dont le kilogramme (cuit) peut –non clouté de truffes—allègrement s’envoler au-delà de la barre des 150 euros.

 

Que les inquiets se rassurent et les jésuites se réjouissent, l’économie rejoint ici la morale: les foies gras les plus appréciés par l’appareil gustatif humain sont aussi ceux qui perdent le moins.

 

Que peut nous dire ici la science? On connaît l’objet de l’étude: un foie initial d’un poids de 70 grammes pouvant, en douze jours de gavage, multiplier son poids par un facteur compris entre 5 et 10. On sait aussi qu’avant de passer à table, une fois l’oiseau gavé sacrifié, le  foie gras cru doit être cuit, le plus souvent stérilisé en autoclave à plus de 100°C. Il peut alors être conservé pendant plusieurs années.

 

(Précaution: sortir du réfrigérateur environ 15 minutes avant consommation; indispensable  pour la recouvrance des fragrances.)

 

Question résumée, donc: existe-t-il des paramètres biologiques simples permettant sur un foie donné (ou sur son propriétaire d’origine) de prédire ce qu’il en sera de la perte de substance à la cuisson? C’est, à Toulouse, l’un des objets majeurs du travail de l’équipe TANDEM (Tissus Animaux, Nutrition, Digestion, Écosystèmes, Métabolisme) de l’Ensat.

 

Et c’est précisément le sujet qui est au cœur de la publication que vient de faire cette équipe, sous la houlette de Caroline Molette (université de Toulouse) dans le prestigieux (et américain) Journal of Agricultural and Food Chemistry ; une publication suffisamment originale pour, à la veille des fêtes de fin d’année, être saluée par nos distingués confrères (anglais) de The Economist.


On lira ici la moelle substantielle de cette avancée intitulé «Identification par analyse protéomique des premiers marqueurs post mortem impliqués dans la variabilité de la perte de graisse pendant la cuisson du foie gras de canard mulard». Les ingénieurs toulousains ont notamment usé ici de l’électrophorèse bidimensionnelle associée à la spectrométrie de masse. Après analyse de la fraction protéique non soluble et recours à une stratégie dite «du fusil de chasse», ils estiment être sur la bonne piste.

 

Différents éléments expérimentaux leur laissent ainsi raisonnablement penser qu’une distinction peut être opérée les foies qui perdront moins à la cuisson sont ceux qui, juste après l’abattage, apparaissent moins comme les plus gras que comme les plus protégés dans le processus de transformation induit par le gavage.

Gaver jusqu'à un certain point

Ici une précision de taille s’impose. Contrairement à une idée encore très répandue dans les milieux médicaux, le foie gras de canard n’est en rien la version palmipède du foie cirrhotique humain. On observe certes dans les deux cas une surcharge anormale et graisseuse (stéatose) des cellules hépatiques mais de notables différences existent. Les douze jours de gavage (au maïs) n’induisent pas de lésions similaires à celles observées chez l’homme du fait (notamment) de l’alcool.

 

Les travaux de l’équipe de Molette ont été menés sur 150 foies gras récoltés sur des canards mulards, oiseaux hybrides stériles issus du canard de Barbarie et de la cane de Pékin (de préférence à celle de Rouen). Et il est apparu sur la paillasse que les foies gras qui résistent le mieux à la cuisson (et qui seront les plus goûteux) sont ceux qui n’ont pas atteint un certain seuil d’irréversibilité comme en témoigne la présence ou non d’une protéine spécifique. C

Ce résultat pourrait laisser heureusement penser que toutes les graisses  ne se valent pas et qu’en matière de gavage aussi il savoir raison garder. Pour atteindre sa quintessence, un foie gras se doit d’être bien gras, pas irrémédiablement pathologique.

 

La quête toulousaine n’est pas achevée. La science n’étant, pour reprendre la formule d’Etienne Klein, spécialiste des sciences de la matière et de la philosophie des sciences, qu’ «un trésor d’incomplétude» il reste à Caroline Molette et à son équipe un peu de pain sur la planche. Objectif final: identifier le plus en amont possible (grâce peut-être à la génétique des populations animales) les canards qui offriront les meilleurs foies pour de moindres gavages. Se régaler à moindre remords sinon à moindre coût.

 

Pour autant, on ne saurait trop rêver: il ne faut pas attendre de la science du vivant plus qu’elle ne saurait nous dire. Par exemple savoir si le canard souffre réellement lors du gavage auquel on le contraint et sans lequel le gras du foie ne serait pas. L’histoire nous assure que le grand Sud-Ouest et l’Alsace ne font aujourd’hui que poursuivre une tradition multimillénaire inaugurée dans la haute Egypte puis transmise par Rome et les communautés juives d’Europe centrale.

Les neurosciences appliquées au gustatif nous diront bien un jour pourquoi rien n’approche, chez certains humains contemporains, un château d’Yquem (ne pas accorder de réelle importance au millésime) jouxtant un tournedos imaginé par un certain Rossini. Pour ce qui est de la souffrance (supposée) du canard mulard dans les Landes, elle ne relève guère que de l’introspection analytique qui comme chacun sait n’est pas une science, même molle.

Défense des animaux

Ceci ne devrait nullement interdire aux sociologues de se pencher sur ce phénomène récurrent qui, à l’approche de la Noël, voit de furieux défenseurs des oiseaux d’élevage manifester contre le gavage. C’est le cas aujourd’hui de l'association de protection animale L214 qui dénonce l'utilisation par des producteurs de cages individuelles empêchant les canards de se mouvoir.

 

Cet usage contreviendrait selon elle à une recommandation européenne qui depuis le 1er janvier réclame que ces oiseaux  puissent «se retourner sans difficulté», «battre des ailes», «interagir normalement avec d'autres individus». Ce qui ne serait notoirement pas le cas dans les cages de contention (les épinettes) de longue spécialement conçues pour la phase de gavage.

 

Le gouvernement de François Fillon a-t-il, comme le soutient L214, pris le risque de repousser unilatéralement la date limite de mise en conformité au 31 décembre 2015? La Commission européenne dit-elle la vérité quand elle confie, selon l’Agence France Presse, que Paris «s’est engagé à corriger la situation»? Avec le soutien de l’Association végétarienne de France, L214 va lancer une campagne Stop gavage et faire la promotion d’un produit alimentaire (d’origine belge) joliment baptisé Faux gras et commercialisé par l'association de défense des animaux Gaia.

 

Il s’agit un succédané bio d'origine végétale contenant de l'huile, de l'amidon, de la pulpe de tomates, du vin blanc, de la truffe et du champagne. Il serait déjà distribué dans plusieurs supermarchés d’outre Quiévrain.

 

Quant à faire du vrai foie gras français sans gavage, mieux vaut n’y pas trop songer à court terme. Le législateur veille. L’article L654-27-1 de la Loi n°2006-11 du 5 janvier 2006  d’orientation agricole dispose ainsi: «Le foie gras fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France. On entend par foie gras, le foie d'un canard ou d'une oie spécialement engraissé par gavage».

 

Jean-Yves Nau

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