Le plus mystérieux manuscrit du monde
C’est le manuscrit le plus mystérieux du monde. On l’appelle le manuscrit Voynich, du nom du marchand de livres anciens qui, en 1912, l’acheta dans un collège de jésuites près de Rome. Il se trouve actuellement à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library de l’université Yale, aux Etats-Unis, sous la cote MS 408. Pourquoi le plus mystérieux ? Tout simplement parce qu’on ignore qui l’a écrit, où il a été écrit et surtout ce qu’il raconte. Illustrée de plantes abracadabrantes dans sa plus grande partie, ce manuscrit contient aussi une partie “astrologico-astronomique”, avec notamment un zodiaque, une partie dite “anatomique” où, dans des bassins remplis d’un liquide vert et alimentés par une tuyauterie bizarroïde, se baignent des nymphes en costume d’Eve (voir ci-dessous), et une partie “pharmaceutique” dans laquelle les plantes semblent être classées auprès de récipients d’apothicaires.
Qu’est-ce donc que ce manuscrit ? Le texte ne nous donne aucune réponse pour une simple et bonne raison : il est rédigé dans un alphabet et une langue totalement inconnus. Ecrit de la gauche vers la droite et de haut en bas, il habille les dessins. Certains signes ressemblent à des lettres de l’alphabet latin ou à des chiffres arabes, le reste tient de la rune ou de l’idéogramme. Wilfrid Voynich eut d’emblée la conviction qu’il s’agissait d’un code ou, pour reprendre son expression exacte, d’“un chiffre”. Jusqu’à sa mort en 1930, il pensa que l’auteur de ce manuscrit si mystérieux n’était autre que Roger Bacon, un franciscain anglais du XIIIe siècle, esprit libre, un des pères de l’expérimentation scientifique, détracteur de la scolastique à la mode à son époque et, pour toutes ces raisons, persécuté par l’Eglise et assigné à résidence pendant une bonne partie de sa vie. Bacon avait de bonnes raisons de vouloir “masquer” ses écrits… ainsi que la capacité de le faire. Et Voynich avait de bonnes raisons de soutenir cette thèse car un manuscrit de Bacon lui assurait la fortune.
En réalité, comme je l’ai écrit en 2005 dans Le Code Voynich, ouvrage qui, pour la première fois, présentait un fac-similé du manuscrit (Jean-Claude Gawsewitch Editeur), la thèse Bacon ne tient pas la route. De nombreux indices laissaient penser que l’ouvrage est largement postérieur à la mort, en 1294, du Doctor mirabilis, comme on surnommait Bacon : ainsi, la calligraphie se rapproche de l’écriture humanistique, assez ronde, qui remplace les caractères gothiques au début du XVe siècle. Autre indice : le style des illustrations, dont les experts s’accordent à dire qu’il correspond à celui que l’on trouve en Italie à la même époque. Et il y a la preuve scientifique par le carbone 14, longtemps attendue, qui vient d’être officiellement annoncée il y a quelques jours par l’université de l’Arizona : le parchemin du manuscrit est inscrit dans une fourchette temporelle allant de 1404 à 1438. Pour réaliser cette datation, Greg Hodgins a eu l’autorisation de prélever quatre fragments du MS 408, sur quatre feuillets différents. Quatre minuscules rectangles de 1 millimètre sur 6, qui ont suffi à la datation. En réalité, celle-ci était officieusement connue depuis 2009, date à laquelle un documentaire autrichien l’avait révélée.
Ceci dit, pour intéressante qu’elle soit, la datation au carbone 14 apporte peu d’informations. Elle invalide définitivement la piste Bacon qui avait déjà beaucoup de plomb dans l’aile, détruit l’idée que certains végétaux représentés ressemblaient à des plantes rapportées d’Amérique par Christophe Colomb et annihile l’hypothèse selon laquelle le manuscrit était un canular d’époque rédigé au tournant du XVIe et du XVIIe siècle pour être vendu à prix d’or à un courtisan de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg, féru d’ésotérisme et d’alchimie, voire à l’empereur lui-même. Autre thèse qui en prend un coup avec cette datation, celle du Britannique Gordon Rugg qui, en 2004, expliqua qu’on pouvait générer un faux texte ressemblant à celui du manuscrit Voynich à l’aide d’une grille de Cardan. Le hic, c’est que le mathématicien italien Girolamo Cardano vécut cent ans après la réalisation du manuscrit. Enfin, l’idée un peu saugrenue que Voynich lui-même ait pu créer ce livre, avancée par Rob Churchill et Gerry Kennedy dans leur par ailleurs excellent ouvrage, The Voynich Manuscript, semble morte et enterrée.
En revanche, la datation ne nous donne aucun indice sur ce que cache ce manuscrit. En rédigeant la longue préface du Code Voynich, j’ai été fasciné par le fait que tous ceux qui se sont attaqués au décryptage du livre et en ont proposé une solution se sont fourvoyés, victimes de ce que j’ai appelé la malédiction du manuscrit : tous y ont vu ce qu’ils ont eu envie d’y voir et se sont cramponnés à leur théorie contre toute logique. Le MS 408 se comporte, écrivais-je alors, “comme un démoniaque test de Rorschach, comme un miroir tendu vers le désir des déchiffreurs”. A l’heure qu’il est, seule la date de sa conception ne fait plus mystère. Pour le reste, on ignore toujours qui l’a écrit, pourquoi et comment on a codé son contenu (si jamais contenu réel il y a…) et ce qu’il raconte. On ne sait même pas si les illustrations et le texte ont un lien quelconque entre eux. Malgré l’évolution de la cryptographie, malgré la cohorte de passionnés, professionnels ou amateurs, qui s’y sont attaqués, malgré la puissance sans cesse croissante de l’informatique, l’objet résiste. Le manuscrit le plus mystérieux du monde le demeure.
Pierre Barthélémy