Les rescapées de l'anorexie
Est-ce parce qu'elles ont eu l'habitude de «fondre» au sens propre du terme qu'on a tant de mal à les compter? Toujours est-il qu'il y a peu de données épidémiologiques sur les anorexiques, et encore moins concernant celles qui s'en sortent. Le psychiatre Marcel Rufo, dans Œdipe toi-même(Éd. Anne Carrière), écrivait (cependant sans citer ses sources): «Si l'on en croit les statistiques, 40 à 50 % des anorexiques s'installent dans la chronicité, entretenant toute leur vie un rapport difficile à la nourriture ; 8 à 10 % passeront à l'acte, se suicidant pour mettre fin à leur souffrance ; 30 à 40 % seulement sortiront de ce traumatisme si particulier qui apparaît alors comme un passage douloureux.»
De 30 à 40 %: un taux incertain qui a toutefois le mérite de rappeler que, oui, les anorexiques peuvent s'en sortir. Une bonne nouvelle. La moins bonne nouvelle, c'est que celles qui guérissent doivent entreprendre un parcours de changement en profondeur, ainsi qu'elles en témoignent.
Première étape, incontournable: la motivation, le déclic.
Pour Maïté, aujourd'hui 31 ans, une phrase prononcée par son professeur de danse, lorsqu'elle avait 17 ans, a fait tilt en ce sens: «À propos du spectacle de fin d'année, ce prof a dit un jour devant mes parents: “Je ne t'accepterai sur scène que si tu reprends des forces.” Le fait qu'elle n'ait pas parlé de nourriture mais de “forces” m'a fait comprendre que j'étais considérée comme autre chose qu'un tube digestif.»
Colette Combe, psychanalyste spécialiste des troubles alimentaires et auteur de Soigner l'anorexie (Éd. Dunod), constate qu'une brèche peut se faire dans leur système sans faille lorsque ces «premières de la classe» perçoivent que leur comportement alimentaire devient une réelle menace pour leur réussite scolaire. «Beaucoup demandent une prise en charge quand elles se rendent compte qu'elles n'arrivent plus à se concentrer en cours, observe la psychanalyste. Pour ces accros de la performance, c'est une réelle épreuve.» Autre motif de consultation, la sensation que leur vie émotionnelle, de moins en moins capable de frustration, est érodée par la maladie. «Elles ne maîtrisent plus rien, résume Colette Combe. C'est là que la relation soignante devient capitale.»
La psychanalyste a alors recours à une pédagogie du stress pour donner confiance à ses patientes: «Je leur explique les circuits du cortisol, comment leurs glandes surrénales fonctionnent au maximum de leur capacité, explique Colette Combe… Elles sont en état de survie et comprendre ces mécanismes hormonaux leur donne de l'espoir: elles peuvent aussi faire cesser cette spirale.»
Après s'être occupé du trouble alimentaire proprement dit, reste le vaste chantier du remaniement corporel et de l'épanouissement possible du féminin. «J'estime à six mois de consultations environ le sevrage de la maladie alimentaire, affirme Colette Combe. Et pendant dix-huit mois ensuite il faut s'occuper de l'oralité plus psychique de ces patientes.»
Difficultés de séparation, impatience, incapacité à la modération… Lorsque le comportement alimentaire est redevenu «normal» apparaissent ces autres symptômes de la maladie anorexique. Ce sont eux qui constituent de réelles menaces pour le processus de guérison. «La rechute ne dépend pas seulement de la nourriture, affirme Colette Combe. Manque de sommeil, déchronobiologisation générale et hyperactivité signifient que l'équilibre de ces jeunes femmes est à nouveau rompu.»
À l'inverse, l'apprentissage d'un nouveau lien amoureux se présente souvent comme une marche vers la guérison. «Être tombée amoureuse d'un garçon plus mûr que moi m'a remise dans la vie», résume Maïté. Cette histoire d'amour, puis un exil à l'autre bout du monde et enfin l'investissement dans un métier très corporel (elle est devenue danseuse et acrobate dans un cirque) permettent à cette jeune femme de s'affirmer guérie.
Surtout, elle a analysé les causes de son trouble anorexique: «Au moment où je vivais mon premier chagrin d'amour, à 16 ans, je perdais aussi ma grand-mère qui dans les derniers jours de sa vie était sylphide, lumineuse et spirituelle. Je me suis mise à me sentir “patate” et, surtout, je ne ressentais absolument pas la faim, analyse-t-elle. Aujourd'hui, quand j'ai un vertige, je m'arrête de travailler et je mange une pomme.»
Ce dialogue rasséréné avec son corps et donc avec soi-même, la philosophe Michela Marzano en témoigne aussi dans son livre Légère comme un papillon(Éd. Grasset), remarquable récit de sa sortie de l'anorexie. «J'ai appris à lâcher prise, écrit-elle, à ne pas m'entêter. À ne pas chercher à tout prix à être cohérente. Cela m'a demandé du temps. Dix années, étendue sur le divan. À parcourir le passé. À déraciner mes certitudes. À me reconstruire.» Guérir ne se limite donc pas à accumuler des calories.