Xénobiotique : Définition et exposition
Définition :
- en général : désigne ce qui est étranger à la vie (= substance, molécule, étrangères à la biosphère);
- d'où par extension : molécules chimiques de synthèse étrangères à l'organisme et résistantes à la biodégradation;
- ou substance possédant des propriétés toxiques même à faible concentration. En toxicologie, substance étrangère au consommateur qui peut causer des troubles plus ou moins importants. Ce sont des polluants, des contaminants et des résidus de produits agrochimiques et vétérinaires.
Cet été a été annoncée la fabrication de la première bactérie xénobiotique. Une bactérie Escherichia coli banale... mais qui a remplacé la thymine de son ADN - l'une des quatre bases avec l'adénine, la guanine et la cytosine - par une molécule toxique pour les êtres vivants le 5-chloro-uracile.
C'est une équipe internationale - franco--belgo-allemande - qui a fabriqué cette bactérie hors des normes du vivant telles qu'elles sont établies depuis plus de 3,6 milliards d'années.
Leur travail a été saluée par la revue Angewandte Chemie comme "ouvrant la porte d'un monde biologique parallèle". Il relance les débats autour de la biologie synthétique, boite de Pandore dangereuse pour les uns, nouveau champ pour l'invention humaine pour d'autres... et sujet d'inquiétude pour l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques pour lequel la députée de l'Isère Geneviève Fioraso prépare un rapport.
Voici ci-dessous l'article que j'ai publié hier dans Libération, augmenté de quelques ajouts qui n'ont pu trouver place dans le journal.
«Avec notre machine a évoluer, la biotechnologie passe du cabotage timide près des côtes au grand large». Philippe Marlière, scientifique «de fortune», aime t-il ainsi se présenter, adore les métaphores marines. Mais quelle biotechnologie trouve t-on en s’aventurant en haute mer ? Cet été, avec un article paru dans une prestigieuse revue (Angewandte Chemie international edition), l’équipe de Marlière annonçait au monde des labos la naissance de la première bactérie xénobiotique.
Aussitôt saluée comme «la porte ouverte à un monde biologique parallèle» par la revue, une formulation digne des romans de S-F fondés sur les étrangetés de la physique quantique.
Xénobiotique ? Autrement dit «étrangère» - c’est l’étymologie - à la biologie. Oui, car la bactérie Escherichia coli passée par la redoutable «Machine à évoluer» inventée par Philippe Marlière et Rupert Mutzel de l’Université libre de Berlin (1) a carrément changé le vocabulaire de base de son ADN, la molécule de l’hérédité. Tout collégien apprend que l’ADN, autour d’un sucre qui sert de squelette, utilise un alphabet de quatre bases pour écrire les mots de la vie moléculaire : l’Adénine, la Cytosine, la Guanine et la Thymine. Pour les cinéphiles, c’est la clé du titre Bienvenue à Gattaca (1997, d’Andrew Nicoll) qui servira de moyen mnémotechnique.
De la bactérie à l’éléphant, de l’homme à l’herbe, rien n’existe hors de ce code fondamental. Or, dans l’ADN de l’E.coli de Marlière nulle thymine. Complètement remplacée par une autre molécule, le 5-chloro-uracile (de nom et de structure proches mais différente de l’uracile utilisée par l’ARN, le messager de l'ADN dans la machinerie moléculaire). Une molécule toxique pour les êtres vivants... jusqu’à présent.
Cette mutation radicale, inédite depuis plus de 3,6 milliards d’années, s’est déroulée dans la «Machine à évoluer» que Philippe Marlière, biologiste hors normes et ne vivant que du revenu de ses brevets, présente pour la première fois à un journaliste. Elle se trouve dans une vaste salle, fermée d’un sas de sécurité, au rez-de chaussée du Génoscope, autrement dit le Centre national de séquençage - un des éléments du Génopole installé à Evry.
La machine ne paye pourtant pas de mine. Attachés à une structure métallique, de simples racks glissent sur des rails (photo ci-contre "Dispositif de culture automatisée de cellules, Genoscope. ©C.Dupont/CEA). Sur chacun d’eux, on voit des tubes de verres, organisés par paires, reliés par un réseau complexe de tuyaux de plastique à des bonbonnes pleines de liquides transparents ou colorés, à des seringues et des tubes plus petits.
Dans les tubes, des liquides dont rien, à l’oeil, ne permet de deviner qu’ils sont des «chambres» à booster l’évolution de bactéries selon les lois de Darwin : une pression de sélection, des mutations, l’élimination des moins aptes, la survie des plus aptes... auxquels on applique une pression de sélection de nature identique mais plus forte encore. Et on recommence. Dix, cent, mille «générations»... De quoi fabriquer des super-mutants.
Comment l’équipe de Marlière est-elle parvenue à sortir E. coli des rails de la vie ? Ce que la plupart de leurs collègues estimait impossible par les méthodes classiques du génie génétique. D’abord en privant une souche d’E.coli de son gène codant pour la synthèse de la thymine. Ainsi, elle dépend entièrement de la disponibilité de cette molécule dans son environnement. Puis, en la cultivant dans un milieu de plus en plus pauvre en thymine et de plus en plus riche en 5-chloro-uracile.
C’est là que la machine à évoluer intervient. Son concept est diabolique, sa démarche implacable, son fonctionnement automatique. Dans une «chambre» le milieu de culture est d’abord soumis à une pression faible - un milieu faiblement appauvri en thymine. Régulièrement, un petit prélèvement d’échantillon permet d’une part de congeler une «étape» de l’évolution, explique Madeleine Bouzon, chercheuse au CEA, et l’autre de mesurer l’efficacité de cette pression... au taux de mortalité des bactéries. S’il est trop élevé, l’ordinateur qui pilote la machine diminue la pression. Si trop de bactéries survivent, il augmente la part de 5-Chloro-uracile dans le milieu de culture. Du darwinisme en accéléré, un processus implacable, baptisé «génématique» par Marlière. Un dispositif dont l’architecture - commande numérique, flux contrôlés par des électrovannes - a été réalisée par le jeune informaticien Julien Patrouix. (Photo, prélèvement d'échantillon, Genoscope. ©C.Dupont/CEA)
En moins de cinq mois, mais en 2000 générations bactériennes l’équipe obtenait en juin 2009 des bactéries exemptes de thymine à quelques microtraces près. «Cette durée était totalement imprévisible», souligne Volker Döring, un biologiste allemand embauché par le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergie alternatives), pour diriger les opérations de la «Machine à évoluer». Une imprévisibilité qui tient à «l’absence totale de théorie permettant de calculer à l’avance les chemins évolutifs possibles qui ont conduit la bactérie vers cet état inédit dans le monde vivant», explique t-il.
Après fabrication, il fallait séquencer le génome obtenu, analyser les détails du métabolisme inédit de la bactérie xénobiotique, puis écrire l’article annonçant le lancement du «spoutnik» d’une nouvelle biotechnologie, s’enthousiasme Marlière, passant en mode spatial pour ce qui est des métaphores.
Mais le «spoutnik» de Marlière sent le soufre. La xénobiologie n’est qu’une branche de la «biologie synthétique», appellation sybilline d’une nouvelle et vaste ambition d’homo faber : fabriquer des organismes si différents du monde vivant naturel que les plantes transgéniques actuelles semblent à côté de bien timides constructions.
Cette biologie de synthèse se fonde sur une démarche d’ingénieur : saisir des composants du monde vivant pour fabriquer des êtres nouveaux conçus comme des «machines biologiques» au service de technologies puissantes. Fabriquer des biocarburants, traiter des eaux ou des sols pollués, produire des médicaments ou des molécules d’intérêt industriel... font partie des cibles de cette technologie qui procède à l’inverse de la science traditionnelle : fabriquer d’abord, comprendre ensuite.
Il ne s’agit pas de bidouiller un ou deux gènes, comme dans la plupart des opérations de génie génétique ou les plantes transgéniques actuelles, mais de concevoir des systèmes complexes. Cette «biologie synthétique» se divise déjà en voies très différentes. Craig Venter (photo Keystone) suit la piste de l’assemblage par les «briques de base» du premier génome complètement artificiel en visant une taille «minimale». D’autres s’inspirent de démarches informatiques pour «reprogrammer le vivant». L’équipe de Marlière, en conçevant sa machine à évoluer, utilise à l’inverse une approche probabiliste, fondée sur les lois de l’évolution - «c’est la vie elle même qui se charge du travail» - pour faire exploser les cadres que cette même évolution a imposés à la nature.
Cette vaste ambition soulève d’emblée de vives interrogations, des craintes, des discussions sur les risques de ces technologies. L’un des premiers articles relatant la découverte de Marlière au public, dans un journal allemand, était illustré par le monstre de Frankenstein jouant au lego biologique. Des critiques suplient les chercheurs de «ne pas ouvrir la boite de Pandore de la biologie synthétique» (2). Internet est le lieu de multiples discussions sur ce sujet qui fait déjà l'objet de nombreuses publications, par exemple ce livre à paraître (image à droite).
Le débat ainsi lancé a déjà son pendant politique. A l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, la députée de l’Isère Geneviève Fioraso prépare un rapport sur «les enjeux de la biologie de synthèse», après un colloque franco-américain organisé en mai dernier. Le petit monde des responsables politiques s’intéressant à la technologie s’inquiète d’un blocage social similaire à celui rencontré sur l’utilisation de la transgénèse en agronomie.
Echaudés par le pataquès des débats organisées sur les nanotechnologies dont certains ont été interrompus par des opposants radicaux du groupe «PMO» (Pieces et main d’oeuvre) grenoblois, députés et sénateurs ne savent plus très bien par quel bout prendre ce genre de sujet mêlant science, technologies, démocratie, risques. Débats où les grands mots - principe de précaution, vision «promethéenne», transgression des lois de la nature»- produisent souvent des discussions absconses ou de simples affrontements de postures sans échanges argumentés.
Averti par le redoutable effet boomerang des promesses inconsidérées faites par certains scientifiques lors du décryptage du génome humain ou de l’essor des nanotechnologies, Philippe Marlière reste prudent sur les applications possibles ou les emplois qui pourraient surgir de cette biologie de synthèse. Il préfère insister sur «la sécurité» que lui semble permettre à terme sa démarche consistant à s’écarter très loin des codes de la vie.
Le commentaire saluant la pemière bactérie xénobiotique dans Angewandte Chemie soulignait ainsi que le monde vivant serait protégé de ces organismes inédits - baptisés de «chimiquement modifiés» pour souligner la différence avec les "génétiquement modifiés" - par un «pare-feu génétique», («Genetic Firewall») en référence aux systèmes de protections informatiques.
L’idée consiste à fabriquer des organismes totalement incapables de survivre dans la nature. Or, l'équipe s'est attaquée à la substitution qui présentait le moins de difficultés, et donc le plus susceptible d'être réversible. Pour rendre complètement impossible une évolution en sens inverse qui leur permettrait d'y survivre en partie, explique Madeleine Bouzon, la machine à évoluer doit encore «substituer quatre molécules aux quatres bases de l’ADN». Voire de les organiser sur un sucre différent de celui de l'ADN. C’est l’objectif du programme Xénome (Génopole, CEA et université d'Evry). Il pourra compter l’installation de trois autres machines aux côtés de la première. Dans la salle, on voit déjà les arrivées de fluides pour la première de ces trois machines supplémentaires. La direction des sciences du vivant du CEA - son Administrateur général, Bernard Bigot, serait venu sur place se faire présenter la Machine à évoluer - pousse ce programme très audacieux.
La sincérité des biologistes estimant que de telles constructions sont «sûres» est certaine. En convaincre l’opinion publique sera compliqué tant il est clair que cette dernière ne se constitue pas sur une compréhension des volets scientifiques d’un tel sujet mais en raison du degré de confiance qu’elle accorde aux structures sociales (gouvernement, parlement, agences d’expertise et de contrôle...) chargées d’encadrer et de surveiller le développement des technologies innovantes. Des structures qui soulèvent plutôt la méfiance, comme le montrent les affaires récentes du Médiator. Et ce sondage paru dans le dernier n° de La Rercherche où l’on apprend que 81% des sondés «n’ont pas confiance dans le gouvernement» sur les enjeux technologiques, et se défient à 72% des scientifiques quant à leur capacité à étudier «de manière indépendante la sûreté des centrales nucléaires».
(1)Rupert Mutzel est toujours en conflit avec l’Institut Pasteur (où travaillait Marlière à l’époque) qui a commercialisé l’invention sans son accord, l'Institut a été condamné par la justice.
(2) Lire l’échange Hervé le Crosnier/Philippe Marlière sur le site Vivagora.org
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La machine à évoluer de Marlière et Mutzel a bien d'autres applications que celle présentée dans cet article. Elle peut bien sûr être utilisée pour faire évoluer des bactéries naturelles, non modifiée génétiquement et sans chercher à ce que cette évolution fabrique des organismes hors des normes du vivants. Ainsi, elle a été utilisée pour fabriquer un cocktail de bactéries capables de s'attaquer à un fluide pollué par des molécules dont chacune est biodégradable par une bactérie mais mortelle pour les autres... nécessaires pour dégrader les autres molécules polluantes. En pilotant l'évolution des bactéries, il est possible d'obtenir des bactéries résistantes aux différentes molécules et toujours capables de dégader la molécule cible. Le concept et le savoir-faire de la machine a déjà fait l'objet de transfert vers l'industrie chimique dans un cadre confidentiel dû à la volonté de l'industriel de prendre de l'avance sur ses concurrents.
Voici quelques liens pour aller plus loin.
► un site pédagogique sur le web du ministère de la recherche
► Un article sur knowtext.
► Le site de l'IGEM, concours d'étudiants en biologie synthétique. L'International Genetically Engineered Machine est une compétition, organisée par le MIT de Boston (USA). Il s'agit de modifier une bactérie par l’insertion d’ADN pour lui donner une nouvelle fonction.
► mon collègue Hervé Morin du Monde a publié un papier sur le sujet le 2 juillet 2011 où la bactérie E.coli de Marlière est qualifiée de "paranaturelle".
► Nature du 2 septembre a publié plusieurs articles sur la biologie synthétique : l'introduction est ici, l'article de Policy forum sur la régulation est ici.
► Le communiqué du CNRS, CEA.
Par Sylvestre Huet, le 21 septembre 2011